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Karen Montet-Toutain témoigne
Article publié le 13 décembre 2006

Mes trois mois en cours de violence appliquée

Karen Montet-Toutain, l’enseignante agressée à Etampes, témoigne
• Presque un mois après avoir été poignardée en classe, l’enseignante du lycée Louis-Blériot raconte les menaces quotidiennes et dénonce l’abandon de sa hiérarchie •

par Marie-Joëlle GROS
QUOTIDIEN : mercredi 11 janvier 2006
http://www.liberation.fr/page.php?A...

Agressée au couteau par un de ses élèves, le 16 décembre en pleine classe,
Karen Montet-Toutain, 27 ans, a donné hier sa version des faits devant
quelques journalistes, dans une salle de la mairie d’Etampes (Essonne).
Grande brune élégante, elle se tient très droite sur sa chaise. Les sept
coups de couteaux, au nombril, à l’estomac et sur son bras droit, limitent
encore ses mouvements. Assis dans un coin de la pièce, son mari la
surveille du coin de l’oeil. Son avocat, Me Koffi Senah, adressera dans
les prochains jours au procureur d’Evry une plainte contre X. L’Education
nationale a failli, selon lui, « dans sa mission de protection » d’un de ses
agents : « Les responsables doivent être sanctionnés pour cela. » Karen
Montet-Toutain prend la parole, calme, assurée :

« Je voudrais vous parler du climat qui régnait au lycée professionnel
Louis-Blériot depuis la rentrée, et du comportement de la hiérarchie. Dès
le 16 septembre, j’ai connu la plus grosse angoisse de ma vie
d’enseignante, dans une classe très oppressante. Ce jour-là, je n’ai pas
réussi à prendre le dessus. J’ai invité les élèves à quitter la salle
avant la cloche. Certains ont jugé que ce n’était pas respectueux. Très
vite, ils ont entouré mon bureau. Il y avait des regards, des mains qui
saisissaient mes affaires personnelles. Quelque chose dans leur attitude
m’a fait peur. Face à ces classes, très masculines, c’est un rapport de
force.

« T’inquiète, on trouvera ton adresse »

De septembre à la Toussaint, les élèves nous testent. Il était fréquent
d’entendre : "Madame, j’ai envie de vous !" Ou alors : "Madame, je
voudrais vous épouser"... Je pense que des garçons peuvent être en manque
de ce genre de relations. Je suis allée voir la proviseure. Elle m’a
expliqué qu’avec des classes difficiles, il fallait mener des projets,
qu’il y avait une salle à relooker dans l’établissement, que je pouvais
m’y atteler... Louis-Blériot accueille des élèves avec toutes sortes de
difficultés : niveaux, comportements, maîtrise de la langue, handicaps
physiques, mentaux... En lycée professionnel, il ne faut pas vouloir
remplir les classes à 24 élèves pour rentabiliser les profs.

Après la journée du 16 septembre, j’ai eu peur pendant un mois et demi.
J’ai essayé de discuter avec les élèves, de leur expliquer que des mots et
des attitudes pouvaient me blesser. Il y a eu moins de ricanements,
pendant quelques semaines. Je leur ai demandé d’écrire ce qu’ils
attendaient du lycée, de la discipline. L’un m’a écrit : "Je veux être
tireur d’élite." Un autre : "Je t’aime", et un troisième : "Je veux
travailler et devenir un être humain." A la rentrée de la Toussaint, un
élève d’une autre classe m’a lancé : "J’ai envie de vous tout de suite,
sur la table !" Un autre : "T’inquiète, je te la prête après..." J’ai fait
un rapport écrit à la conseillère principale d’éducation. A ma
connaissance, il n’y a pas eu de sanction

Le 5 décembre, nouvel incident. Cette fois j’ai reçu des menaces de mort.
Cette classe-là était très énervée parce qu’un élève avait été exclu. Deux
élèves, surtout, faisaient de la provocation, parlant de l’inutilité des
profs qui gagnent 1 500 euros par mois. Ils évoquaient les cambriolages
comme un bon moyen de se faire du fric. Chez moi, par exemple. Je leur ai
demandé ce qu’ils feraient s’ils se retrouvaient nez à nez avec les
propriétaires. "T’inquiète ! On trouvera ton adresse et on te mettra une
balle dans la tête. Et à tous ceux qui seront là." J’étais évidemment très
ébranlée. Nouveau rapport écrit à la conseillère d’éducation. Ce soir-là,
la proviseure ne m’a pas reçue.

J’ai attendu une réponse. Rien. C’est l’omerta

Entre collègues, on parlait beaucoup de tout ça. Comment dire ? Ça
devenait banal, quotidien. On écrivait des rapports, certains se mettaient
en arrêt de travail. Mais il ne se passait rien. Le 5 décembre, il y a eu
un conseil de classe. J’y suis allée pour dire que j’avais reçu des
menaces de mort. La proviseure a répondu : "Elle est bien bonne celle-là
 !" Et quelque chose comme "Ça ne s’arrange pas !" Et c’est tout. Je suis
rentrée en pleurs chez moi. J’ai écrit un e-mail à mon inspectrice,
persuadée que mes rapports ne lui étaient pas transmis. J’ai ouvert
l’ordinateur tous les jours, attendant une réponse. Rien. C’est l’omerta.

Entre septembre et décembre, j’estime avoir fait cours normalement à trois
reprises seulement. J’ai douze classes. Demander à un élève d’enlever son
écharpe, son bonnet, c’était une source de conflit. Je n’ai pas l’habitude
de tergiverser sur la tenue, la politesse. Le 12 décembre, c’était le
conseil d’une classe dont je suis prof principale. Deux enseignants y
subissaient une forme de harcèlement moral de la part d’élèves. J’ai
demandé des sanctions. La proviseure avait l’habitude de tempérer, du
genre "élève capable du pire comme du meilleur"... Mon agresseur avait été
exclu une semaine, à ma demande, en tant que prof principale. Trois
rapports concernaient son comportement. L’un, parce qu’il avait refusé
d’enlever son bonnet, estimant qu’il ne le ferait pas tant que les
vacances de Pâques existeraient, car il n’était pas chrétien. Un autre,
parce qu’il avait refusé de prendre connaissance d’une charte de conduite
rédigée à la suite d’un vol dans l’établissement. Et un dernier, parce
qu’il était parti en vrille à la suite de la réflexion d’un prof. J’ai
appris en lisant son dossier que cet élève avait été déscolarisé pendant
deux ans. Il était arrivé chez nous en cours d’année, à la demande de sa
mère.

Il a sorti quelque chose de sous son sweat-shirt...

Une réunion parents-profs était prévue le lendemain du conseil de classe,
le 13 décembre. J’avais proposé que les parents viennent eux-mêmes
chercher les bulletins de notes, sans quoi leurs enfants ne pourraient pas
retourner en classe. Quinze parents sont venus, pour trente et un élèves.
J’ai convoqué les absents par téléphone. C’est comme ça que j’ai rencontré
la mère de mon agresseur, la veille des faits. Elle ignorait tout de son
exclusion de huit jours. Elle bouillonnait et l’a vraisemblablement
sermonné ce soir-là.

Vendredi 16, il est entré en cours... Il s’est installé au premier rang.
J’ai demandé aux élèves d’enlever leurs blousons. Tous l’ont fait, sauf
lui. J’ai senti que quelque chose pouvait se passer, qu’il ne fallait pas
le titiller. Je suis allée au tableau. Il m’a lancé : "­ Madame, c’est
bien vous qui avez rencontré ma mère hier ? ­ Oui. ­ Et c’est bien vous
qui lui avez raconté que je refusais d’enlever mon bonnet ? » Je lui ai
répondu qu’il aurait pu assister à l’entretien. Il s’est levé. J’ai fait
un pas en avant, et me suis trouvée à dix centimètres de lui. Il a sorti
quelque chose de sous son sweat-shirt et m’a frappée dans le ventre. Un
élève s’est interposé. Il a continué. Les élèves hurlaient, je leur criais
de sortir... Je n’en veux pas à mon agresseur, qui présentait des signes
d’inadaptation à notre établissement. J’en veux à l’institution. Si sa
seule réponse est de nous reprocher notre mauvaise formation ou notre
incompétence, alors c’est à elle de se remettre en question.

J’ai envie de reprendre les cours. J’ai l’enseignement dans la peau, et
j’adore malgré tout ce public-là. La hiérarchie est incapable de
reconnaître notre implication. J’ai tout fait pour ces gamins et je le
ferai encore demain. Mais nous devons avoir notre mot à dire sur le
recrutement des élèves. Nous faisons de la garderie sociale ! On nous
demande de retenir en classe des jeunes qui sont des délinquants dehors.
Ce qui m’est arrivé doit servir à quelque chose. »